Pourquoi le premier déposant d'un médicament générique obtient une exclusivité de 180 jours
Si vous avez déjà acheté un médicament générique, vous avez probablement bénéficié d’une règle peu connue mais extrêmement puissante : l’exclusivité de 180 jours pour le premier déposant. Ce n’est pas un cadeau. Ce n’est pas une faveur. C’est un levier juridique conçu pour briser les monopoles des laboratoires innovants et faire chuter les prix des médicaments. Et c’est ce qui rend le marché des génériques aux États-Unis unique au monde.
Comment tout a commencé : les amendements Hatch-Waxman
En 1984, le Congrès américain a adopté une loi qui a changé la face de la santé publique : les amendements Hatch-Waxman. Son objectif ? Trouver un équilibre. D’un côté, protéger les innovations pharmaceutiques en accordant aux laboratoires un brevet de 20 ans. De l’autre, permettre aux génériques d’entrer sur le marché plus vite, sans avoir à répéter tous les essais cliniques coûteux. La solution ? L’ANDA, ou Demande d’Autorisation de Mise sur le Marché Abbreviée. C’est le formulaire que les fabricants de génériques remplissent pour demander à vendre une version identique d’un médicament déjà approuvé.Mais il y avait un problème : pourquoi un laboratoire de génériques dépenserait des millions pour attaquer un brevet si, une fois le brevet expiré, tout le monde pourrait entrer sur le marché ? La réponse a été l’exclusivité de 180 jours. Le premier à déposer un ANDA avec une certification de type Paragraph IV - c’est-à-dire qui affirme que le brevet est invalide ou ne sera pas enfreint - obtient une période exclusive où aucun autre générique ne peut être approuvé. C’est une récompense pour avoir pris le risque.
Que signifie une certification Paragraph IV ?
Ce n’est pas une simple déclaration. C’est une déclaration légale. Quand un fabricant de génériques dépose un ANDA, il doit indiquer comment il respecte les brevets du médicament d’origine. La certification Paragraph IV est la plus risquée : elle dit clairement, sous serment, que le brevet est nul ou que le générique ne l’enfreindra pas. C’est une mise en accusation directe. Et cela déclenche une procédure judiciaire automatique.Le laboratoire innovant a 45 jours pour poursuivre en justice. S’il le fait, la FDA doit alors bloquer l’approbation du générique pendant 30 mois - ou jusqu’à ce qu’un juge décide autrement. C’est ce qu’on appelle le « stay » de 30 mois. Mais si le juge déclare le brevet invalide, ou si les parties s’accordent, alors le générique peut être approuvé. Et c’est là que l’exclusivité de 180 jours entre en jeu.
Quand commence exactement les 180 jours ?
C’est ici que les choses deviennent complexes. L’exclusivité ne démarre pas quand la FDA approuve le générique. Elle démarre soit :- Le jour où le premier déposant commence à vendre son produit sur le marché, ou
- Le jour où un tribunal rend une décision favorable - même si le générique n’est pas encore commercialisé.
Ce deuxième point est crucial. Il a créé une faille majeure. Imaginez : un laboratoire de génériques gagne un procès contre un brevet en janvier 2024. Le juge déclare le brevet invalide. Le générique n’est pas encore prêt à être produit en masse. Le laboratoire attend six mois pour lancer la production. Pendant ce temps, la FDA ne peut approuver aucun autre générique. Les 180 jours commencent à courir dès la décision du juge - pas quand le médicament est disponible. Résultat ? Le marché reste bloqué pendant des mois, voire des années, alors que les patients n’ont toujours pas accès à une version bon marché.
Les abus du système : quand l’exclusivité devient un outil de blocage
Ce mécanisme, conçu pour accélérer l’accès aux médicaments, a été détourné. Des études montrent que dans 45 % des cas depuis 2010, le premier déposant n’a jamais lancé son générique. Il a simplement attendu que le brevet expire, ou a négocié un accord avec le laboratoire innovant pour ne pas entrer sur le marché. Ce qu’on appelle les « reverse payments » : le laboratoire innovant paie le générique pour qu’il reste à l’écart. Selon la Commission fédérale du commerce, ces accords coûtent aux consommateurs 3,5 milliards de dollars par an.Un exemple célèbre : en 2017, Sanofi a réussi à faire annuler l’exclusivité d’un générique d’insuline glargine, en prouvant que le déposant avait retardé intentionnellement sa mise sur le marché. Le résultat ? Un retard de 24 mois pour l’arrivée des génériques. Pendant ce temps, les patients payaient encore plus de 1 000 dollars par an pour le médicament d’origine.
Le prix du pari : combien ça coûte d’être le premier
Être le premier à déposer un ANDA avec une certification Paragraph IV, ce n’est pas un simple coup de chance. C’est un investissement de 5 à 10 millions de dollars. Il faut des avocats spécialisés en brevets pharmaceutiques, des experts en réglementation FDA, des analyses de brevets à la loupe. Les cabinets comme Hogan Lovells ou Covington & Burling facturent entre 1 200 et 1 800 dollars l’heure pour ce type de travail. Et même avec tout ça, 37 % des certifications Paragraph IV sont rejetées au départ pour des erreurs techniques.Les grands acteurs du marché - Teva, Viatris, Sandoz - détiennent 65 % de ces certifications, malgré le fait qu’ils ne représentent que 35 % du marché des génériques. Pourquoi ? Parce que seul un acteur avec des ressources massives peut se permettre de jouer ce jeu. Les petites entreprises n’ont pas les moyens. Et quand elles le font, elles risquent de perdre tout leur capital.
Qui gagne vraiment ?
Le premier déposant peut engranger des milliards. En 2015, Teva a lancé un générique du Copaxone et a généré 1,2 milliard de dollars en 180 jours. C’est un chiffre d’affaires énorme pour un seul médicament. Mais ce n’est pas que de l’argent. C’est aussi de la santé publique. En 2023, 90 % des ordonnances aux États-Unis étaient pour des génériques, alors qu’ils ne représentaient que 22 % des dépenses totales en médicaments. C’est grâce à cette exclusivité que les prix ont chuté. Sans elle, les laboratoires innovants auraient pu prolonger leurs monopoles par des brevets secondaires, des « evergreening », pendant des décennies.
Le futur : une réforme en cours
La FDA a reconnu le problème. En 2022, elle a proposé une réforme majeure : l’exclusivité ne commencerait que si le générique est effectivement commercialisé. Pas avant. Pas avec une décision de justice. Pas avec un simple dépôt. Cela fermerait la porte aux « génériques de papier » - ces entreprises qui déposent pour bloquer, sans jamais vendre.Les industriels des génériques soutiennent cette réforme. Les laboratoires innovants, eux, la combattent. Ils disent que cela découragera les défis de brevets. Mais les chiffres parlent d’eux-mêmes : selon le Bureau du budget du Congrès, maintenir le système actuel coûtera 13 milliards de dollars en économies pour Medicare sur 10 ans. La réforme pourrait en générer 1,8 milliard par an.
Et en France ?
En Europe, il n’y a pas d’exclusivité de 180 jours. Les génériques peuvent entrer dès l’expiration du brevet, sans délai. Mais les prix ne chutent pas aussi vite qu’aux États-Unis. Pourquoi ? Parce que les distributeurs et les pharmacies n’ont pas de pression concurrentielle immédiate. Le système américain, malgré ses défauts, force une concurrence brutale dès le premier jour. Et cette concurrence fait chuter les prix.La France, comme d’autres pays européens, mise sur la négociation des prix avec les laboratoires. Mais elle ne dispose pas de ce levier juridique qui pousse les génériques à entrer en masse. Résultat ? Les patients attendent plus longtemps pour bénéficier des baisses de prix.
Conclusion : un système imparfait, mais indispensable
L’exclusivité de 180 jours n’est pas parfaite. Elle a été manipulée. Elle a été exploitée. Elle a créé des abus. Mais elle a aussi permis à des millions de personnes d’accéder à des médicaments à moindre coût. Sans elle, les génériques n’auraient jamais pu devenir ce qu’ils sont aujourd’hui : la colonne vertébrale du système de santé américain.Le vrai défi n’est pas de l’abolir. C’est de la réformer. De la rendre plus transparente. De la rendre plus juste. Pour que l’exclusivité serve les patients, et non les avocats et les financiers.
Qu’est-ce qu’un ANDA ?
Un ANDA, ou Demande d’Autorisation de Mise sur le Marché Abbreviée, est le dossier que les fabricants de génériques soumettent à la FDA pour obtenir l’autorisation de vendre une version identique à un médicament déjà approuvé. Il n’a pas besoin de répéter les essais cliniques, car il s’appuie sur les données du médicament d’origine.
Pourquoi la certification Paragraph IV est-elle si importante ?
C’est la seule certification qui permet de contester un brevet en phase d’approbation. Sans elle, pas d’exclusivité de 180 jours. Elle déclenche une procédure judiciaire, et si le brevet est annulé, le générique peut entrer sur le marché avant l’expiration du brevet.
Qui peut prétendre à l’exclusivité de 180 jours ?
Seul le premier à déposer un ANDA avec une certification Paragraph IV valide peut y prétendre. Si plusieurs déposants soumettent leur dossier le même jour, ils peuvent partager l’exclusivité. Mais si un seul déposant est reconnu comme le premier, il obtient les 180 jours seul.
Pourquoi les laboratoires innovants paient-ils parfois les génériques pour ne pas entrer sur le marché ?
Ces paiements, appelés « reverse payments », permettent aux laboratoires innovants de maintenir leur monopole plus longtemps. En payant le générique pour qu’il attende, ils évitent une chute immédiate de leurs revenus. C’est légal, mais controversé, et la FTC le considère comme une pratique anticoncurrentielle.
L’exclusivité de 180 jours existe-t-elle en Europe ?
Non. En Europe, les génériques peuvent être approuvés dès l’expiration du brevet. Il n’y a pas de période d’exclusivité pour le premier déposant. Les prix chutent plus lentement, mais sans les abus liés au système américain.